lundi 9 janvier 2012

Quand l'Inde doute d'elle-même


Le chiffre ferait rêver l'Occident en crise. Mais en Inde, il effraie autant qu'un cauchemar. Le taux de croissance devrait se tasser cette année à 6 % "dans le pire des cas", prévoient la plupart des experts. Finie l'euphorie des 9 % ! Voilà le géant émergent d'Asie condamné à expier l'ivresse des hauteurs à laquelle il s'était accoutumé. "Au bord de l'abîme", vient de titrer l'hebdomadaire India Today dans un dossier de début d'année consacré au ralentissement indien. Un "abîme" à 6 %, beaucoup d'Européens et d'Américains achèteraient volontiers pareil purgatoire. Mais l'Inde au milliard cent millions d'habitants, encore frappée de pauvreté massive, a bien sûr d'autres exigences si elle veut maintenir un équilibre social précaire.

Les Indiens broient donc du noir. Le poison du doute s'instille dans des esprits jusque-là abonnés à l'optimisme. La success story indienne "a déraillé", s'afflige le pessimiste India Today, qui anticipe un enchaînement d'horreurs pour 2012 : érosion de la roupie, gonflement des déficits budgétaires et commerciaux, inflation élevée, taux d'intérêt prohibitifs, chute des investissements...
India Inc., ainsi que l'on nomme la classe des entrepreneurs du type Tata ou Mittal, n'a-t-elle pas déjà voté avec ses pieds ? Il est sorti d'Inde en 2011 plus de capital qu'il n'en est rentré. La faute à qui ? "A la paralysie du gouvernement", dénonce l'hebdomadaire proche des milieux d'affaires et intraitable avec le Parti du Congrès au pouvoir à New Delhi, formation de centre gauche qui n'en finit pas d'hésiter entre réformes économiques et préoccupations sociales.
A chacun son doute. Si India Inc. et India Today doutent du réformisme du gouvernement, bien des groupes sociaux à travers le pays doutent tout simplement du bien-fondé de ce réformisme-là. Et l'on comprend mieux alors l'attentisme du pouvoir, assiégé par la marée montante de résistances qui sonnent comme un écho à l'internationale des indignés et autres occupiers (occupants). La rue a grondé en Inde ainsi qu'à Athènes, Madrid et ailleurs, relèvent tous les magazines indiens sacrifiant au rituel des bilans de fin d'année.
A la différence près que, vu les caractéristiques locales, cette rue indienne ressemble plus à des sentiers ou des pistes qu'à des boulevards. Tribus des forêts du centre s'insurgeant contre les dépossessions foncières - jusqu'à soutenir une rébellion armée maoïste -, villageois du Tamil Nadu ou du Maharashtra dressés contre des projets de centrales nucléaires russes ou françaises, ouvriers de l'automobile en grève dans l'Haryana... La liste est longue des révoltes locales interrogeant de facto la voie empruntée par la success story indienne.
Cette effervescence ramène en fait à une évidence lourde trop souvent occultée par la célébration glamour de la "shining India" (l'Inde brillante). "Il existe une forte inclination à l'anticapitalisme dans la culture politique indienne", rappelle dans l'hebdomadaire Outlook Pranab Bardhan, professeur d'économie à l'université de Berkeley (Californie). Le "populisme du small is beautiful" perpétué par l'héritage de Gandhi n'y est pas étranger, précise l'universitaire.
Dans ce fond de l'air électrique, même la bourgeoise urbaine a regimbé. Là est l'autre fait majeur de l'année écoulée. La classe moyenne des villes, qui cultivait jusqu'alors un dédain ostentatoire pour la chose publique, est sortie de sa réserve. Son mot d'ordre : "Halte à la corruption !" Son héros : Anna Hazare, un ancien chauffeur de l'armée devenu une sorte de pèlerin de la cause gandhienne. India Today l'a plébiscité "homme de l'année 2011" pour son "audace de guerrier moral".
Conservateur puritain, Anna Hazare (74 ans) a galvanisé les foules lors de ses grèves de la faim menées contre la corruption galopante qui gangrène le système politique indien. Depuis l'automne 2010, le public indien assistait ébahi, incrédule, écoeuré, à la révélation d'une série de scandales de haut vol impliquant des proches du Parti du Congrès. La colère n'a pas tardé à exploser. La silhouette patriarcale et têtue d'Anna Hazare, coiffé du traditionnel topi (calot) blanc, a donné un visage à cette fureur de l'opinion, relayée par des télévisions commerciales très agressives. Ses jeûnes publics tenaient autant de la méditation d'ashram que du show médiatique. Il n'est pas sûr que les jeunes gens éduqués qui l'ont aidé à structurer son mouvement partagent son intégrisme vertueux. N'a-t-il pas appelé à flageller les alcooliques ?
Qu'importe, Anna Hazare a fait trembler le Parti du Congrès. Ce fut le séisme politique de l'année. La démocratie élitiste à l'indienne, où le pouvoir a toujours été l'affaire d'un club fermé, est sous pression.
D'Anna Hazare aux paysans en révolte, c'est finalement une même faille qui s'ouvre. "Deux plaques tectoniques entrent en collision", résume dans OutlookPratap Bhanu Mehta, président du think tank Centre for Policy Research. La première est celle de "pratiques d'Etat" datant de l'âge bureaucratique précédant les réformes économiques de 1991. La seconde est celle de la "nouvelle dynamique des aspirations" de la société. Avec 6 % seulement de croissance, le choc menace d'être plus rude encore.
Entre "abîme" et "plaques tectoniques", il faut se faire géologue pour décoder la nouvelle Inde du doute.

Frédéric Bobin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire