Chaque année, des milliards d’euros de prestations ne sont pas réclamés par des personnes qui y auraient pourtant droit. Un collectif de chercheurs a analysé ce phénomène, bien plus massif que les fraudes sociales.
Publié ce week-end par le Journal du dimanche, le sondage Ifop est sans appel : huit Français sur dix estiment qu’«il y a trop d’assistanat et (que) beaucoup de gens abusent des aides sociales». Un sentiment démonté par l’ouvrage l’Envers de la fraude sociale (La Découverte), publié par les chercheurs de l’Observatoire des non-recours aux droits et service (Odenore), rattaché au CNRS.
Selon cette enquête fondée sur des chiffres officiels, les fraudes fréquemment mises en exergue par un certain discours politique ne seraient qu’un phénomène marginal par rapport aux prestations non réclamées par des personnes qui y auraient pourtant droit. Philippe Warin, responsable scientifique d’Odenore, et Yves Saillard, chercheur, analysent en chœur ce phénomène.
Qu’est-ce que le non-recours ?
C’est la situation des personnes ou des ménages qui, pour différentes raisons, n’accèdent pas aux droits et services auxquels ils peuvent prétendre. Il existe plusieurs formes de non-recours, qui s’expliquent par un manque d’information, par la complexité des démarches, par le contenu de l’offre ou encore par une inhibition des ayants droit. Il existe également des gens qui n’engagent plus de démarches : ce sont celles et ceux que les institutions peuvent perdre de vue. Cela suppose d’engager des actions en leur direction au moyen de dispositifs de repérage.
Pouvez-vous nous donner un exemple de non-recours ?
On constate un taux particulièrement élevé de non-recours pour les différentes formes du RSA : 50% en moyenne, et jusqu’à 68% pour le RSA activité fin 2011, soit plus de 5 milliards d’euros d’allocations «économisés». Un résultat à nuancer, car le dispositif est encore récent. En matière d’assurance maladie, l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé (ACS) se caractérise par un taux de non-recours de 70%. En ajoutant à ces prestations non versées celles de la Couverture maladie universelle, on dépasse le milliard d’euros. On retrouve également des taux élevés pour les tarifs sociaux de l’électricité, du gaz, des transports, les allocations chômage…
Qui ce phénomène concerne-t-il le plus, et pourquoi ?
D’après les observations, les non-requérants sont d’abord les personnes les plus précaires économiquement et socialement : elles sont mal informées, à distance des services sociaux, parfois lassées par rapport aux contrôles répétés dont elles font l’objet… Un facteur «âge» rentre aussi en compte : certaines personnes, notamment les plus jeunes, ont perdu l’idée d’avoir des droits, car les systèmes se complexifient et la transmission de la conscience de ces droits s’exerce moins au sein de la famille. Enfin, on a également observé un renoncement à certaines prestations motivé par la crainte d’être accusé de profiter du système et stigmatisé.
Quels sont les conséquences sociales de ce phénomène ?
Les prestations sociales représentent un salaire indirect. Leur non-versement a donc une incidence sur le niveau de vie des ménages. Il y a également un jeu de responsabilité entre institutions : quand certains de ceux-ci ne bénéficient pas des tarifs sociaux de l’énergie, par exemple, leur perte de pouvoir d’achat les conduit parfois aux guichets de l’aide sociale.
Les non-dépenses liées au non-recours peuvent être vues comme des économies, mais ce serait oublier le surcoût qu’elles induisent à terme pour la collectivité. Car les dommages sanitaires et sociaux qu’ils provoquent reviennent ensuite peser sur le système social. Finalement, le non-recours est destructeur de richesse.
Que représente le non-recours par rapport au coût des fraudes sociales ?
En 2011, le rapport du député Dominique Tian a chiffré à 4 milliards d’euros le préjudice causé par les fraudes aux prestations sociales. On peut rapporter ce montant aux 16 milliards attribuables aux fraudes aux cotisations, dues aux employeurs, ou encore aux 25 milliards de l’évasion fiscale. Quant au non-recours, il est estimé à 5,3 milliards pour le RSA, ou encore à 4,7 milliards pour les prestations familiales et de logement.
Pourtant, c’est sur la fraude, phénomène condamnable mais marginal, que se concentre le discours politique, stigmatisant toutes les personnes en situation de précarité et pouvant légitimement prétendre à des prestations sociales. Ce discours libéral dénonce de «mauvais pauvres», et assimile ces dispostifs à de l’assistanat prolongé. L’idée sous-tendue est que le système social est «fraudogène» par essence, et qu’il faut en supprimer de larges pans.
Que préconisez-vous ?
Avant tout, que les systèmes d’information existants soient mis au service d’un suivi quantifié de ce phénomène. Notre système administratif est performant pour suivre et corriger les situations de trop-perçu ou de fraude. Mais il devrait aussi repérer les situations de non-recours ou de recours différé dans le temps. Par ailleurs, il serait bon d’arrêter les discours anxiogènes sur l’aide sociale et d’aborder la question dans un climat plus respirable.
Avez-vous l’espoir de voir le gouvernement se saisir du sujet, alors que la priorité semble aller à la réduction des déficits publics ?
Il s’en est déjà saisi : la ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine, et la ministre en charge de la Lutte contre l’exclusion, Marie-Arlette Carlotti, l’ont placé parmi les principaux thèmes de la prochaine conférence de lutte contre l’exclusion. Comment le gouvernement va-t-il le traiter au regard de la stiuation tendue des finances publiques ? C’est la question. Mais comment ne pas défendre l’accès des individus aux droits auxquels ils sont éligibles ?
source : Libération
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